mercredi 22 octobre 2008

Hommage à Roland Barthes

[...] Et pourtant, si le pouvoir était pluriel, comme les démons ? "Mon nom est légion" pourrait-il dire : partout, de tous côtés, des chefs, des appareils, massifs ou minuscules, des groupes d'oppression ou de pression ; partout des voix "autorisées", qui s'autorisent à faire entendre le discours de tout pouvoir : le discours de l'arrogance. Nous devinons alors que le pouvoir est présent dans les mécanismes les plus fins de l'échange social : non seulement dans l'Etat, les classes, les groupes, mais encore dans les modes, les opinions courantes, les spectacles, les jeux, les sports, les informations, les relations familiales et privées, et jusque dans les poussées libératrices qui essaient de le contester.


[...] La raison des cette endurance et de cette ubiquité, c'est que le pouvoir est le parasite d'un organisme trans-social, lié à l'histoire entière de l'homme, et non pas seulement à son histoire politique, historique. Cet objet, en quoi s'inscrit le pouvoir, de toute éternité humaine, c'est : le langage - ou pour être plus précis, son expression obligée : la langue.


[...] Parler, et à plus forte raison discourir, ce n'est pas communiquer, comme on le répète trop souvent, c'est assujettir : toute langue est une rection généralisée. [...] La langue n'est pas épuisée par le message qu'elle engendre ; [...] elle peut servir à ce message et faire entendre en lui, dans une résonance souvent terrible, autre chose que ce qu'il dit, surimprimant à la voix consciente, raisonnable du sujet, la voix dominatrice, têtue, implacable, de la structure. [...] La langue comme performance de tout langage, n'est ni réactionnaire, ni progressiste ; elle est tout simplement fasciste.

[...] Les signes dont [elle] est faite, les signes n'existent que pour autant qu'ils sont reconnus [...], en chaque signe dort ce monstre : un stéréotype : je ne puis jamais parler qu'en ramassant ce qui traîne dans la langue. Dés lors que j'énonce [...] je suis à la fois maître et esclave (Maître de l'autre à qui je fais subir mon pouvoir, esclave de la langue qui m'impose sa structure et les stéréotype qu'elle traîne*).

[...] Dans la langue, donc, servilité et pouvoir se confondent inévitablement. Si l'on appelle liberté, non seulement la puissance de se soustraire au pouvoir, mais aussi et surtout celle de ne soumettre personne, il ne peut donc y avoir de liberté que hors du langage. Malheureusement, le langage humain est sans extérieur : c'est un huis-clos. [...] Il ne reste, si je puis dire, qu'à tricher avec la langue, qu'à tricher la langue. Cette tricherie salutaire, cette esquive, ce leurre magnifique, qui permet d'entendre la langue hors-pouvoir, dans la splendeur d'une révolution permanente du langage, je l'appelle pour ma part : littérature.



Roland Barthes, Leçon du Collège de France, 1978.



*C'est moi qui note.

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