samedi 17 janvier 2009

VERT + LA PIPE de Stéphane Mallarmé


Vert


C'est au hurlement du craquement d'un briquet que mes paupières se relèvent après quelques secondes d'ailleurs réflexif. Faustine, suivie de sa courte et sombre chevelure, tangue sur un pied comme pour se prouver que la musique des Doors qui comble le silence, peut la faire flotter à outrance. C'est dangereusement et par logique que je fixe la courbe glissante du profil de son dos ; le désir sous-jacent est inextricable d'un lien, même à finalité amicale, entre homme et femme ; ainsi est la théorie de l'échelle et la présence féminine implique définitivement une réflexion de chaque geste et parole.
Tant qu'à mirer Faustine, ce sont ses yeux qui réchauffent mon iris. Le noir certain et brillant de ses pupilles limpides dominent sa personnalité même. Sa large bouche aux lèvres lascives et la discrétion de son nez forment une rondeur d'un rare agréable à son visage ; et la finesse de ses formes générales semble errer. Ici n'est pas la perfection dite, elle est l'absence de défaut délicatement enrobée d'une violence complexive. Il est 04h21 ; et Faustine, si absente le jour, pétille ses yeux croisant les moindres coins de son appartement rénové. La praticité de notre statut de fumeur est alors évidente : nul besoin de mots quand on consume nos cigarettes, le silence s'impose et se fait délecter par force.
Son paquet de tabac aussi est vert.
«- C'est étrange qu'on ne puisse concevoir l'infini. » Faustine a définitivement un don de transition. Avant de lui répondre je me permet, sans nul remord, la même pensée à propos des femmes ; puis décide de faire de mon subtil et réfléchi jet de fumée ma réponse. Ce n'était pas une question et un stylo vert se ballade sur son bureau.
« - Tu t'en vas ?
- Oui, dis-je en un bref souffle de narines, celui qui imite un rire discret. »
En fermant la porte verte avec délicatesse comme si ce fût Faustine, je pense avec certitude que, si je le désire, ses yeux aussi peuvent être verts.

Joseph.K




LA PIPE

"Hier, j’ai trouvé ma pipe en rêvant une longue soirée de travail, de beau travail d’hiver. Jetées les cigarettes avec toutes les joies enfantines de l’été dans le passé qu’illuminent les feuilles bleues de soleil, les mousselines et reprise ma grave pipe par un homme sérieux qui veut fumer longtemps sans se déranger, afin de mieux travailler : mais je ne m’attendais pas à la surprise que me préparait cette délaissée, à peine eus-je tiré une première bouffée j’oubliai mes grands livres à faire, émerveillé, attendri, je respirai l’hiver dernier qui revenait. Je n’avais pas touché à la fidèle amie depuis ma rentrée en France, et tout Londres, Londres tel que je l’ai vécu en entier à moi seul il y a un an, est apparu ; d’abord ces chers brouillards qui emmitouflent nos cervelles et ont, là-bas, une odeur à eux, quand ils pénètrent sous les croisées. Mon tabac sentait une chambre sombre aux meubles de cuir saupoudrés par la poussière du charbon sur lesquels se roulait le maigre chat noir ; les grands feux ! et la bonne aux bras rouges versant les charbons, et le bruit de ces charbons tombant du seau de tôle dans la corbeille de fer, le matin — alors que le facteur frappait les deux coups solennels qui me faisaient vivre ! J’ai revu par la fenêtre ces arbres malades du square désert — j’ai vu le large si souvent traversé, cet hiver-là, grelottant sur le pont du steamer mouillé de bruine et noirci de fumée — avec ma pauvre bien-aimée errante, en habits de voyageuse, une longue robe grise couleur de la poussière des routes, un manteau qui collait humide à ses épaules froides, un de ces chapeaux de paille sans plume et presque sans rubans, que les riches dames jettent en arrivant, tant ils sont déchiquetés par l’air de la mer et que les pauvres bien-aimées regarnissent pour bien des saisons encore. Autour de son cou s’enroulait le terrible mouchoir qu’on agite en se disant adieu pour toujours."


Stéphane Mallarmé


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